Une leçon d'Alexandre Dumas père à son fils - La lecture
23 décembre
1840
Mon cher
enfant
Ta lettre m’a fait grand plaisir,
comme toute lettre où je te vois en bonnes dispositions. Les vers latins qu’on
te fait faire, et dont tu me demandes l’utilité, ne sont pas une chose bien
importante. Cependant, apprends-en la mesure, pour que tu puisses scander la
langue et sentir tout ce qu’il y a d’harmonie dans les vers de Virgile et de
laisser-aller dans ceux d’Horace. Puis cette habitude de scander la langue te
sera utile encore si jamais par hasard tu étais obligé de la parler – en
Hongrie par exemple, où le moindre paysan parle latin. Apprends le grec fortement,
afin de pouvoir lire Homère, Sophocle, Euripide dans l’original et apprendre le
grec moderne en trois mois – enfin exerce-toi bien à prononcer
l’allemand ; plus tard tu apprendras l’anglais et l’italien. Alors, et
quand tu sauras tout cela, nous jugerons nous-même, et ensemble, la carrière à
laquelle tu es propre.
A propos, ne néglige pas le dessin.
Dis à Charlieu de te donner non
seulement Shakespeare, mais encore Dante et Schiller.
Puis ne t’en rapporte pas aux vers
qu’on te fait faire au collège. Ces vers de professeur ne valent pas le diable.
Etudie la Bible à la fois comme livre religieux, historique et poétique – la
traduction de Sacy est la meilleure. Cherches-y, à travers la traduction, la
haute et magnifique poésie qui y est enfermée – dans Saül, dans Joseph. Lis
Corneille, apprends-en des morceaux par cœur. Corneille n’est pas toujours
poétique, mais il parle toujours une belle langue colorée et concise. Dis à
Charpentier de te donner de ma part André Chénier. Charpentier demeure rue de
Seine, tu sauras son adresse chez Bulos. Dis à Colin de te faire donner par
Hachette 4 volumes intitulés Rome au siècle d’Auguste. Lis Hugo et
Lamartine – mais seulement les Méditions et les Harmonies – puis
fais toi-même un petit travail des choses que tu trouveras belles et que tu
trouveras mauvaises, tu me montreras ce travail à mon retour. Enfin travaille
et repose-toi par la variété même de ton travail. Soigne ta santé et sois sage.
Adieu, mon cher enfant ; je dis
à Dommange de te donner 20 francs pour tes étrennes.
Je t’embrasse.
Alex. D.
P.S. – Dis à Collin qu’aussitôt ma
pièce reçue j’écrirai à Buloz pour arranger son entrée.
Va chez Tresse, prends chez lui à
mon compte : les poésies d’Hugo et son théâtre, le Molière du Panthéon.
Je te donnerai Lamartine à mon
retour.
Lis Molière beaucoup. C’est un grand
modèle de la langue de Louis XIV. Apprends par cœur certains morceaux du Tartuffe,
des Femmes Savantes et du Misanthrope. On a fait et on fera autre
chose, mais on ne fera rien comme style de plus beau que cela. Apprends par
cœur le monologue de Charles V d’Hernani ; le discours de St-Vallier du
Roi s’amuse ; le monologue du 5ème acte de Triboulet ; le
discours d’Angelo sur Venise ; le discours de Nangis à Louis
XIII dans Marion Delorme – enfin de moi, tu peux aussi apprendre le récit
de Stella dans Caligula et la chasse au lion d’Yacoub, ainsi que toute la scène
du IIIème acte entre le comte, Charles VII et Agnès Sorel. Voilà parmi les
anciens et les modernes ce que je te conseille d’étudier surtout – plus tard,
tu passeras des détails à l’ensemble.
Adieu, tu vois que je te traite en
grand garçon et que je te parle raison. Tu vas avoir 16 ans au reste et c’est
tout simple que je te parle ainsi.
Ta santé surtout, c’est dans
l’avenir la source de tout.
De Guillaume Apollinaire à Lou - Une signature
20 octobre 1914.
Ma chère amie,
Je suis très grippé et
je crois qu’il vaudra mieux en effet remettre notre excursion à un jour où le
soleil sera revenu. Je crois que jeudi est trop proche. Je tâcherai si la
grippe le permet d’aller vous vous voir demain à la sortie du Ruhl.
Merci de votre
gentille lettre, signée je ne sais pourquoi de votre patronyme simplement comme
si vous étiez le fils aîné de votre famille.
Si bien que lisant vos
lettres j’ai l’air de lire des lettres de garçons.
Si vous craignez de
vous compromettre en m’écrivant, ne signez pas, je saurai toujours reconnaître
l’écriture.
Toutefois, ne croyez
pas qu’un petit nom au bas d’une lettre soit plus compromettant qu’un patronyme ;
c’est, ma foi, le contraire qui serait vrai.
Et dans l’amitié qui
nous lie tout cela n’a plus aucune importance, votre mystère étant resté là où
est mort mon silence.
Ma main très amie,
Guillaume.
Guillaume Apollinaire, Lettres extraites du recueil Lettre à Lou, Editions Gallimard.
Lettres à un jeune poète – besoin d’écrire
Rainer Maria Rilke
Paris, le 17 février 1903.
Cher Monsieur,
Votre lettre vient à peine de me parvenir. Je tiens à vous en remercier pour sa précieuse et large confiance. Je ne peux guère plus. Je n’entrerai pas dans la manière de vos vers, toute préoccupation critique m’étant étrangère. D’ailleurs, pour saisir une œuvre d’art, rien n’est pire que les mots de la critique. Ils n’aboutissent qu’à des malentendus plus ou moins heureux. Les choses ne sont pas toutes à prendre ou à dire, comme on voudrait nous le faire croire. Presque tout ce qui arrive est inexprimable et s’accomplit dans une région que jamais parole n’a foulée. Et plus inexprimables que tout sont les œuvres d’art, ces êtres secrets dont la vie ne finit pas et que côtoie la nôtre qui passe. Ceci dit, je ne puis qu’ajouter que vos vers ne témoignent pas d’une manière à vous. Ils n’en contiennent pas moins des germes de personnalité, mais timides et encore recouverts. Je l’ai senti surtout dans votre dernier poème : Mon âme. Là quelque chose de propre veut trouver issue et forme. Et tout au long du beau poème À Léopardi monte une sorte de parenté avec ce prince, ce solitaire. Néanmoins, vos poèmes n’ont pas d’existence propre, d’indépendance, pas même le dernier, pas même celui à Léopardi. Votre bonne lettre qui les accompagnait n’a pas manqué de m’expliquer mainte insuffisance, que j’avais sentie en vous lisant, sans toutefois qu’il me fût possible de lui donner un nom. Vous demandez si vos vers sont bons. Vous me le demandez à moi. Vous l’avez déjà demandé à d’autres. Vous les envoyez aux revues. Vous les comparez à d’autres poèmes et vous vous alarmez quand certaines rédactions écartent vos essais poétiques. Désormais (puisque vous m’avez permis de vous conseiller), je vous prie de renoncer à tout cela. Votre regard est tourné vers le dehors ; c’est cela surtout que maintenant vous ne devez plus faire. Personne ne peut vous apporter conseil ou aide, personne. Il n’est qu’un seul chemin. Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire : examinez s’il pousse ses racines au plus profond de votre cœur. Confessez-vous à vous-même : mourriez-vous s’il vous était défendu d’écrire ? Ceci surtout : demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit : « Suis-je vraiment contraint d’écrire ? » Creusez en vous-même vers la plus profonde réponse. Si cette réponse est affirmative, si vous pouvez faire front à une aussi grave question par un fort et simple : « Je dois », alors construisez votre vie selon cette nécessité. Votre vie, jusque dans son heure la plus indifférente, la plus vide, doit devenir signe et témoin d’une telle poussée. Alors, approchez de la nature. Essayez de dire, comme si vous étiez le premier homme, ce que vous voyez, ce que vous vivez, aimez, perdez. N’écrivez pas de poèmes d’amour. Évitez d’abord ces thèmes trop courants : ce sont les plus difficiles. Là où des traditions sûres, parfois brillantes, se présentent en nombre, le poète ne peut livrer son propre moi qu’en pleine maturité de sa force. Fuyez les grand sujets pour ceux que votre quotidien vous offre. Dites vos tristesses et vos désirs, les pensées qui vous viennent, votre foi en une beauté. Dites tout cela avec une sincérité intime, tranquille et humble. Utilisez pour vous exprimer les choses qui vous entourent, les images de vos songes, les objets de vos souvenirs. Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l’accusez pas. Accusez-vous vous-même de ne pas être assez poète pour appeler à vous ses richesses. Pour le créateur rien n’est pauvre, il n’est pas de lieux pauvres, indifférents. Même si vous étiez dans une prison, dont les murs étoufferaient tous les bruits du monde, ne vous resterait-il pas toujours votre enfance, cette précieuse, cette royale richesse, ce trésor des souvenirs ? Tournez là votre esprit. Tentez de remettre à flot de ce vaste passé les impressions coulées. Votre personnalité se fortifiera, votre solitude se peuplera et vous deviendra comme une demeure aux heures incertaines du jour, fermée aux bruits du dehors. Et si de ce retour en vous-même, de cette plongée dans votre propre monde, des vers vous viennent, alors vous ne songerez pas à demander si ces vers sont bons. Vous n’essaierez pas d’intéresser des revues à ces travaux, car vous en jouirez comme d’une possession naturelle, qui vous sera chère, comme l’un de vos modes de vie et d’expression. Une œuvre d’art est bonne quand elle est née d’une nécessité. C’est la nature de son origine qui la juge. Aussi, cher Monsieur, n’ai-je pu vous donner d’autre conseil que celui-ci : entrez en vous-même, sondez les profondeurs où votre vie prend sa source. C’est là que vous trouverez la réponse à la question : devez-vous créer ? De cette réponse recueillez le son sans en forcer le sens. Il en sortira peut-être que l’Art vous appelle. Alors prenez ce destin, portez-le, avec son poids et sa grandeur, sans jamais exiger une récompense qui pourrait venir du dehors. Car le créateur doit être tout un univers pour lui-même, tout trouver en lui-même et dans cette part de la Nature à laquelle il s’est joint. Il se pourrait qu’après cette descente en vous-même, dans le « solitaire » de vous-même, vous dussiez renoncer à devenir poète. (Il suffit, selon moi, de sentir que l’on pourrait vivre sans écrire pour qu’il soit interdit d’écrire.) Alors même, cette plongée que je vous demande n’aura pas été vaine. Votre vie lui devra en tout cas des chemins à elle. Que ces chemins vous soient bons, heureux et larges, je vous le souhaite plus que je ne saurais le dire. Que pourrais-je ajouter ? L’accent me semble mis sur tout ce qui importe. Au fond, je n’ai tenu qu’à vous conseiller de croître selon votre loi, gravement, sereinement. Vous ne pourriez plus violemment troubler votre évolution qu’en dirigeant votre regard au dehors, qu’en attendant du dehors des réponses que seul votre sentiment le plus intime, à l’heure la plus silencieuse, saura peut-être vous donner. J’ai eu plaisir à trouver dans votre lettre le nom du professeur Horacek. J’ai voué à cet aimable savant un grand respect et une reconnaissance qui durent déjà depuis des années. Voulez-vous le lui dire ? Il est bien bon de penser encore à moi et je lui en sais gré. Je vous rends les vers que vous m’aviez aimablement confiés, et vous dis encore merci 13 pour la cordialité et l’ampleur de votre confiance. J’ai cherché dans cette réponse sincère, écrite du mieux que j’ai su, à en être un peu plus digne que ne l’est réellement cet homme que vous ne connaissez pas. Dévouement et sympathie.
Cher Monsieur,
Votre lettre vient à peine de me parvenir. Je tiens à vous en remercier pour sa précieuse et large confiance. Je ne peux guère plus. Je n’entrerai pas dans la manière de vos vers, toute préoccupation critique m’étant étrangère. D’ailleurs, pour saisir une œuvre d’art, rien n’est pire que les mots de la critique. Ils n’aboutissent qu’à des malentendus plus ou moins heureux. Les choses ne sont pas toutes à prendre ou à dire, comme on voudrait nous le faire croire. Presque tout ce qui arrive est inexprimable et s’accomplit dans une région que jamais parole n’a foulée. Et plus inexprimables que tout sont les œuvres d’art, ces êtres secrets dont la vie ne finit pas et que côtoie la nôtre qui passe. Ceci dit, je ne puis qu’ajouter que vos vers ne témoignent pas d’une manière à vous. Ils n’en contiennent pas moins des germes de personnalité, mais timides et encore recouverts. Je l’ai senti surtout dans votre dernier poème : Mon âme. Là quelque chose de propre veut trouver issue et forme. Et tout au long du beau poème À Léopardi monte une sorte de parenté avec ce prince, ce solitaire. Néanmoins, vos poèmes n’ont pas d’existence propre, d’indépendance, pas même le dernier, pas même celui à Léopardi. Votre bonne lettre qui les accompagnait n’a pas manqué de m’expliquer mainte insuffisance, que j’avais sentie en vous lisant, sans toutefois qu’il me fût possible de lui donner un nom. Vous demandez si vos vers sont bons. Vous me le demandez à moi. Vous l’avez déjà demandé à d’autres. Vous les envoyez aux revues. Vous les comparez à d’autres poèmes et vous vous alarmez quand certaines rédactions écartent vos essais poétiques. Désormais (puisque vous m’avez permis de vous conseiller), je vous prie de renoncer à tout cela. Votre regard est tourné vers le dehors ; c’est cela surtout que maintenant vous ne devez plus faire. Personne ne peut vous apporter conseil ou aide, personne. Il n’est qu’un seul chemin. Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire : examinez s’il pousse ses racines au plus profond de votre cœur. Confessez-vous à vous-même : mourriez-vous s’il vous était défendu d’écrire ? Ceci surtout : demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit : « Suis-je vraiment contraint d’écrire ? » Creusez en vous-même vers la plus profonde réponse. Si cette réponse est affirmative, si vous pouvez faire front à une aussi grave question par un fort et simple : « Je dois », alors construisez votre vie selon cette nécessité. Votre vie, jusque dans son heure la plus indifférente, la plus vide, doit devenir signe et témoin d’une telle poussée. Alors, approchez de la nature. Essayez de dire, comme si vous étiez le premier homme, ce que vous voyez, ce que vous vivez, aimez, perdez. N’écrivez pas de poèmes d’amour. Évitez d’abord ces thèmes trop courants : ce sont les plus difficiles. Là où des traditions sûres, parfois brillantes, se présentent en nombre, le poète ne peut livrer son propre moi qu’en pleine maturité de sa force. Fuyez les grand sujets pour ceux que votre quotidien vous offre. Dites vos tristesses et vos désirs, les pensées qui vous viennent, votre foi en une beauté. Dites tout cela avec une sincérité intime, tranquille et humble. Utilisez pour vous exprimer les choses qui vous entourent, les images de vos songes, les objets de vos souvenirs. Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l’accusez pas. Accusez-vous vous-même de ne pas être assez poète pour appeler à vous ses richesses. Pour le créateur rien n’est pauvre, il n’est pas de lieux pauvres, indifférents. Même si vous étiez dans une prison, dont les murs étoufferaient tous les bruits du monde, ne vous resterait-il pas toujours votre enfance, cette précieuse, cette royale richesse, ce trésor des souvenirs ? Tournez là votre esprit. Tentez de remettre à flot de ce vaste passé les impressions coulées. Votre personnalité se fortifiera, votre solitude se peuplera et vous deviendra comme une demeure aux heures incertaines du jour, fermée aux bruits du dehors. Et si de ce retour en vous-même, de cette plongée dans votre propre monde, des vers vous viennent, alors vous ne songerez pas à demander si ces vers sont bons. Vous n’essaierez pas d’intéresser des revues à ces travaux, car vous en jouirez comme d’une possession naturelle, qui vous sera chère, comme l’un de vos modes de vie et d’expression. Une œuvre d’art est bonne quand elle est née d’une nécessité. C’est la nature de son origine qui la juge. Aussi, cher Monsieur, n’ai-je pu vous donner d’autre conseil que celui-ci : entrez en vous-même, sondez les profondeurs où votre vie prend sa source. C’est là que vous trouverez la réponse à la question : devez-vous créer ? De cette réponse recueillez le son sans en forcer le sens. Il en sortira peut-être que l’Art vous appelle. Alors prenez ce destin, portez-le, avec son poids et sa grandeur, sans jamais exiger une récompense qui pourrait venir du dehors. Car le créateur doit être tout un univers pour lui-même, tout trouver en lui-même et dans cette part de la Nature à laquelle il s’est joint. Il se pourrait qu’après cette descente en vous-même, dans le « solitaire » de vous-même, vous dussiez renoncer à devenir poète. (Il suffit, selon moi, de sentir que l’on pourrait vivre sans écrire pour qu’il soit interdit d’écrire.) Alors même, cette plongée que je vous demande n’aura pas été vaine. Votre vie lui devra en tout cas des chemins à elle. Que ces chemins vous soient bons, heureux et larges, je vous le souhaite plus que je ne saurais le dire. Que pourrais-je ajouter ? L’accent me semble mis sur tout ce qui importe. Au fond, je n’ai tenu qu’à vous conseiller de croître selon votre loi, gravement, sereinement. Vous ne pourriez plus violemment troubler votre évolution qu’en dirigeant votre regard au dehors, qu’en attendant du dehors des réponses que seul votre sentiment le plus intime, à l’heure la plus silencieuse, saura peut-être vous donner. J’ai eu plaisir à trouver dans votre lettre le nom du professeur Horacek. J’ai voué à cet aimable savant un grand respect et une reconnaissance qui durent déjà depuis des années. Voulez-vous le lui dire ? Il est bien bon de penser encore à moi et je lui en sais gré. Je vous rends les vers que vous m’aviez aimablement confiés, et vous dis encore merci 13 pour la cordialité et l’ampleur de votre confiance. J’ai cherché dans cette réponse sincère, écrite du mieux que j’ai su, à en être un peu plus digne que ne l’est réellement cet homme que vous ne connaissez pas. Dévouement et sympathie.
Rainer Maria Rilke.
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